Le tabac
Nous
le savons, du détroit de Behring à la Terre de Feu, les Indiens
considéraient le tabac comme l'une des plus importantes parmi les
plantes médicinales et magiques, et certains d'entre eux s'en
servaient comme d'un véhicule pour
l'extase. Nous savons aussi que partout et toujours, à
peu près sans exception, aux temps
préhistoriques et dans les époques historiques plus récentes, son
usage était uniquement rituel. La désacralisation qui affecte, de
façon croissante, l'usage du tabac parmi les Indiens est un effet de
l'influence européenne (l'Europe découvrait le tabac en découvrant
l'Amérique avec Colomb). Néanmoins, certaines significations
rituelles restent attachées au tabac du lieu : beaucoup de tribus
réservent à un
emploi rituel ou cérémonielle tabac qu'elles cultivent, ou
collectent dans le milieu naturel, tandis que l'on fume librement le
tabac de l'homme blanc, ou "tabac de Virginie ", un hybride
local du
Nicotiana tabacum.
On
a de tout temps consommé le tabac de multiples façons; l'acte de le
fumer (en cigarettes, en cigares, ou en pipes) est la plus répandue.
Il faut y voir le reflet des nombreuses connotations
ésotériques de la fumée du tabac dans les rites chamaniques, en
particulier dans les rituels de guérison. Zerries souligne que "le
pouvoir du chaman est souvent lié à son souffle ou à la fumée du
tabac, l'un et l'autre possèdent les vertus purificatives et
revigorantes qui jouent un rôle si important dans les rituels de
guérison, et dans d'autres pratiques magiques"·
Outre
celle de la fumée, la plus connue, les techniques consistent à
priser le tabac, le boire, le chiquer, le manger, le sucer et le
lécher. Il y a diverses façons de fumer; et
donc, différentes significations attachées à
l'acte. Le chaman peut expirer la fumée
(pour guérir le malade ou nourrir les êtres surnaturels) ou
l'avaler (la" manger») en énormes quantités en vue d'induire
un état de transe. Par exemple, dans son rituel de guérison, le
chaman des Indiens tenetehana, du
Brésil, dansera et chantera en agitant ses maracas,
s'arrêtant :
...
de temps à autre, pour tirer de longues
bouffées d'un gros cigare de tabac local roulé dans de l'écorce de
tawari. Combinée
au rythme du chant et au mouvement de la
danse, la fumée l'intoxique bientôt.
Cette opération est l'"appel" de l'esprit. L'esprit ne
répond qu'à ses chants spécifiques et le chaman n'est prêt à le
recevoir qu'après avoir ingurgité de grandes quantités de fumée
de tabac ( …) Alors
"l'esprit est
fort" et le chaman perd conscience. (Wagley et Galvaô, 1949.)
Comme
la fumée, la prise peut être inhalée, en vue d'agir sur le
psychisme, ou bien exhalée, suivant les besoins et l'effet
recherché. Ainsi les chamans tanaca dans les basses terres de
Bolivie soufflent dans l'air de la poudre de tabac, en vue de
repousser les êtres surnaturels maléfiques qui menacent un patient
ou la communauté tout entière.
Parfois
l'on se sert du tabac en le combinant à
de véritables plantes hallucinogènes
telles que le datura, le yagé (Banisteriopsis
caapi), ou des cactus
psychédéliques. Souvent le tabac joue un rôle essentiel et sacré
comme agent de
purification, comme épreuve et comme stimulant, au cours de la
longue formation initiatique que reçoivent les apprentis chamans.
C'est particulièrement le cas des Indiens caraïbes et d'autres
groupes indigènes dans les basses terres du nord de l'Amérique
latine. Des ethnographes aussi éminents que Theodor Koch-Griinberg
nous ont laissé des relations de première main sur ces épreuves
initiatiques. Les jeunes chamans indiens sont privés de nourriture
normale pendant de longues périodes, au cours desquelles ils
maigrissent jusqu'à ressembler à des squelettes (en bien des
régions d'Asie et d'Amérique la mort rituelle et la squelettisation
sont des éléments majeurs de l'initiation chamanique). En lieu et
place de nourriture, on leur fait absorber de grosses quantités de
tabac liquide, par voix nasale et buccale, pour induire une transe
narcotique. C'est alors que l'apprenti fait sa première montée au
ciel pour rencontrer face à face les esprits de l'Autre Monde.
Ensuite il commence
à utiliser aussi bien d'autres plantes psychédéliques, en
particulier le yagé, dans lequel, dit un chaman à Koch-Griinberg,
"réside
le chaman, réside le jaguar"· Cette identification
conceptuelle du chaman au jaguar est commune à toute l'Amérique du
Sud et centrale, elle est souvent réalisée à travers l'usage
d'hallucinogènes ou de substances psychédéliques.
Johannes
Wilbert, La Chair des dieux, l'usage
rituel des plantes psychédéliques, ouvrage
dirigé par Peter Furst.
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