Demain, le monde ressemblera-t-il à Rio Grande City ?
Plantée sur la Highway 83, Rio Grande
City est l'une des dernières villes du Texas avant d'arriver au
Mexique. Il déplaira sûrement à l'office de tourisme de le lire,
mais il n'y a aucune raison de s'arrêter ici. Rio Grande est le
chef-lieu du comté de Starr, l'un des plus pauvres des États-Unis.
La route principale ressemble à un long fil de béton rongé par la
décrépitude depuis fort longtemps. La poussière est omniprésente.
Elle semble même incrustée dans le paysage depuis et pour toujours.
Il existe deux styles de maisons à Rio
Grande City. Celles à l'abandon et les autres où, réfugiés
derrières les barreaux qui protègent toutes les fenêtres, les 11
923 habitants vivent dans la crainte. La peur du soleil qui écrase
tout neuf mois par an. La peur des voisins, des inconnus, des autres
et plus particulièrement des gangs de la mafia mexicaine qui ont
transformé l'endroit en lieu de passage. Et puis, la peur des
troupes du Homeland Security aussi, en charge de vérifier les visas
et de déporter les immigrés clandestins. À Rio Grande City, 95,89
% de la population est d'origine mexicaine. Les sans-papiers en
représentent la majorité. Certains ont même peur de leurs enfants.
Nés sur le sol américain, ils sont pourvus de la nationalité qui
est refusée à leurs parents. Et ainsi, d'après les services
sociaux de la ville, dès l'adolescence, nombre d'entre eux
terrorisent la partie « illégale » de la famille. Un chantage au
coup de téléphone de dénonciation pour une seule chose : manger.
McDonald's, Dairy Queen, Burger King,
Whataburger, Wendy's, Pizza Hut, Little Ceasars Pizza, Subways, Taco
Bell, Taco Bueno, Taco Palenque, Mexican Buffet, Chinese Buffet...
aucune enseigne ne manque à l'appel. Et toutes proposent, en lettres
géantes, des promotions difficiles à ignorer quand on vit sous le
seuil de la pauvreté. Ici, le Coke géant est offert pour l'achat
d'un menu. Là, contre moins de 5 dollars, le client est invité à
manger autant qu'il le souhaite. Ailleurs, tous les matins, le petit
déjeuner est doublé gratuitement.
À Rio Grande City, paradis du HFCS et
du trans fat, tout est commercialement envisageable, envisagé
et mis en pratique pour ponctionner les quelques dollars versés par
l'aide locale.
Cette orgie alimentaire s'accompagne
d'une terrifiante réalité. À Rio Grande City, la moitié de la
population adulte souffre de diabètes de type 2.
Mais le pire, c'est pour demain.
À l'école maternelle, 24 % des
enfants sont déjà en surcharge pondérale ou obèses. S'ils ne sont
pas dès maintenant pris en charge, rien ni personne ne parviendra à
les sortir du cercle infernal. Celui qui, à l'âge adulte, devenus
diabétiques et amputés, leur fera attendre la crise cardiaque...
comme une libération.
Or, dans l'Amérique d'aujourd'hui,
personne ou presque ne s'intéresse à Rio Grande City. Ou à La
Casita, Roma, Laredo, El Cobares, ces villes du sud du Texas qui
subissent le même cauchemar.
Or, à Rio Grande City, 50 % des
garçons âgés de dix ans sont trop gros. Beaucoup trop gros.
Peggy Visio, une nutritionniste du
Texas Health Science Center de San Antonio, tente depuis des années
de faire bouger les choses. Adepte de la téléconférence, elle a
réussi à trouver un don privé destiné à financer un service
reliant son bureau de San Antonio à l'infirmerie de l'école de la
ville. Et là, par écran interposé, elle donne des conseils de
nutrition aux familles. Sachant pertinemment qu'elle ne pourra
empêcher le pèlerinage quotidien au fast-food, elle tente
d'orienter les ados vers les produits qui feront le moins de dégâts.
Lors d'un séjour récent à Rio Grande
City, Visio et son équipe ont examiné les 2 931 enfants de la ville
afin de quantifier ceux qui présentaient des risques élevés de
diabète de type 2. Sur le papier, le pire de leurs scénarios
prévoyait environ 600 cas. Mais à Rio Grande City, où deux
cheeseburgers géants, une frite maxi et un Coca-Cola gargantuesque
sont vendus à moins de 2 dollars, ils ont découvert 1 172 enfants
en perdition. 1 172 futurs diabétiques.
Alors, Peggy a convaincu l'école de
l'urgence. Après tout, chaque jour, les enfants y prennent leur
petit déjeuner et leur déjeuner. Des collations largement arrosées
des sodas en vente soit à la cafétéria, soit via les
distributeurs, dans les couloirs de l'établissement.
Grâce à Visio et aux responsables de
l'école, ces appareils de tentation ont été déplacés... dans la
rue. Le personnel des cuisines a été formé pour offrir une
nourriture moins grasse et moins sucrée. Les fruits frais ont
commencé à apparaître sur les tables de la cantine et l'eau à
repris une place qu'elle n'aurait jamais dû abandonner.
Mais voilà, nous étions à Rio Grande
City. Et les étudiants ont
expérimenté la démocratie directe. Ces citoyens en herbe,
obèses ou en passe de le devenir, se sont mis en grève devant de
telles décisions salutaires à leur santé. Soutenus par certains
parents et professeurs, ils ont affiché leur colère à l'entrée de
la cafétéria avec un mot d'ordre clair « Non au régime ! Nous
voulons manger des trucs cool ! »
Rio Grande City est un laboratoire. Un
douloureux voyage vers le futur aussi. Ce qui s'y passe n'est ni une
exception ni une aberration, mais un amer avant-goût de l'avenir.
L'obésité, le diabète, l'attitude de ces étudiants sont ni plus
ni moins le résultat des trente dernières années de dérive et de
matraquage alimentaire. Trois décennies où l'industrie
agroalimentaire a pris le contrôle de nos assiettes, brouillant les
repères, changeant la nature même de la nourriture.
Pendant des siècles, manger a été
une nécessité et un moment privilégié. Une excuse pour l'échange
et la communication. Et, bien souvent, un moment de plaisir.
Désormais, un plat, pour s'imposer, doit être pratique, s'engloutir
seul et rapidement. Et, surtout, être soutenu par une campagne
publicitaire.
Demain, le monde ressemblera à Rio
Grande City et à ces élèves prêts à se battre pour continuer à
se goinfrer. Déjà, dans certaines écoles primaires, les enfants
apprennent à compter en additionnant les M&M's. Dans d'autres,
ils refusent de manger les fruits frais sous prétexte qu'il est
beaucoup plus tendance d'avaler un dessert coloré.
L'industrie agroalimentaire n'est pas
seulement coupable d'avoir travesti la nature de notre nourriture.
D'y avoir introduit le sirop de fructose-glucose, les additifs, les
conservateurs, les résidus chimiques et les acides gras trans. Non,
dans cette course au profit, certaines sociétés ont tout simplement
tenté de s'emparer de l'âme d'une génération.
Ces mots sont à la hauteur de ma
colère. Pas uniquement celle de l'auteur, celle d'un père aussi.
Qui, chaque jour, tente de contrebalancer un pouvoir qui nous
dépasse. La responsabilité individuelle et celle des parents sont
deux mensonges inventés par des spécialistes de la manipulation. Ou
du marketing, c'est la même chose.
Les preuves ? Elles sont multiples.
Petit voyage dans le temps. Dans les années 1930, Coca-Cola
comparait ses atouts nutritionnels aux vertus vitaminées des fruits.
Dans les années 1950, 7 Up expliquait comment, mélangé au lait du
nourrisson, il favorisait la prise du biberon. À l'époque, à en
croire les réclames, certains vins équivalaient même à un repas
complet. Et puis, Camel était « la cigarette préférée des
médecins ». Aujourd'hui les mêmes tentent de nous convaincre de
l'importance de leurs contributions à notre bien-être, de leur
sincérité dans la lutte contre le poids, de leur conscience
humaniste ou de la non-dangerosité des OGM.
Demain, le monde ressemblera à Rio
Grande City et à ses promotions permanentes sur la paire de
hamburgers. Déjà, la crise d'obésité est devenue pandémie. Déjà
les lagons des porcheries, le HFCS et le trans fat sont partis
à la conquête de l'Europe.
L'Europe... Ou comment une idée juste,
sensible, enthousiasmante et pacifiste, a perdu elle aussi son âme.
L'Europe est devenue la nouvelle cour où manœuvrent les
spécialistes du lobbying industriel. Où se pratique un sport dont
les règles ont été inventées à Washington.
Et c'est ainsi que, le 9 novembre 2006,
Markos Kyprianou, commissaire européen et membre de la Commission
européenne chargé de la santé et de la protection des
consommateurs, a publiquement félicité Coca-Cola et McDonald's pour
leur engagement dans la lutte contre l'obésité.
Coke, McDo et les autres sont pourtant
les fabricants de cigarettes d'aujourd'hui. Leur stratégie de
communication est identique. La crainte majeure de ces géants de
l'agroalimentaire, c'est que les gouvernements, sous la pression
populaire, légifèrent. Car la contrainte leur fait peur. Aussi,
pour éviter cela, ils jouent la diversion, la carte du volontarisme.
Dans le même esprit, Marlboro et
Philip Morris financent aux États-Unis des campagnes publicitaires
incitant les gens à ne plus fumer. Or, le budget de ces «
ravalements de façade » n'atteint même pas 1 % des bénéfices
engendrés par la vente de leurs produits.
McDo, Coke et les autres savent qu'ils
sont les premiers responsables de la pandémie d'obésité. Alors,
ils donnent le change, martèlent le message de la responsabilité
individuelle et l'idée que toute nourriture a sa place dans un
régime équilibré.
Lorsque je vois la campagne
internationale de Coca-Cola annonçant sa décision de lutter contre
l'obésité, je ne peux m'empêcher d'être cynique et de penser :
c'est l'hôpital qui se moque de la charité.
L'engagement à ne pas faire de
publicité à destination des moins de douze ans ? Du vent. Rien de
neuf. Cela a toujours été le cas. Non pas parce que la Compagnie
est « morale » mais parce qu'elle est très intelligente. Elle
préfère sponsoriser l'équipe de France de football, lancer un site
Internet avec NRJ, imaginer un casting inspiré de « Star Academy »
dans tout le pays, pour capter l'attention de ces classes d'âges.
Coca-Cola étant, en France, la marque préférée des jeunes, elle
n'a pas besoin de s'adresser directement à eux puisqu'elle a réussi
à devenir une figure incontournable de leur univers.
Les boissons sans sucre, les salades de
McDo ? Tout cela est marginal. Le cœur d'affaire de McDonald's, ce
sont les heavy users, les gros consommateurs de Big Mac et de
frites. Le produit vedette de la Compagnie ? Coca-Cola Classic et son
sucre.
Demain, le monde ressemblera à Rio
Grande City et à son odeur permanente de friture. [...]
Avant d'être consommateur, nous sommes
citoyens. Nos trois repas quotidiens sont autant d'occasions de
voter. Voter pour ou contre un monde toxique. Voter en faveur d'un
modèle viable pour l'environnement, notre santé, et moralement
acceptable. Notre pouvoir est avant tout celui de l'achat. Plus qu'un
bulletin dans une urne, la consommation d'un produit est devenue un
geste politique. Le seul moment où le terme de «démocratie
directe » a un sens concret.
Mais voilà, si mon pouvoir d'achat
m'offre le privilège d'assurer aux miens une assiette sans danger,
ce choix est réservé à une minorité. Car manger bien est
désormais une source d'inégalité. Les pauvres sont aujourd'hui
massivement représentés dans les rangs de plus en plus peuplés des
obèses. Comme à Rio Grande City, leur pouvoir d'achat les cantonne
quasi exclusivement à la nourriture industrielle. En confiant notre
alimentation aux géants de l'agroalimentaire, nous leur avons laissé
le droit d'installer des régimes d'apartheid nouveaux.
Et c'est pour cela que, même s'il est
capital, un engagement individuel ne sera jamais suffisant. Pour
éviter que demain, notre monde ressemble à Rio Grande City, il faut
que la classe politique se souvienne que, parmi ses devoirs, se
trouve l'obligation de protéger la société des risques pathogènes.
La malbouffe tue. Il faut donc une intervention gouvernementale pour
contraindre certaines compagnies à cesser de nous empoisonner.
William Reymond